IMLebanon

Impôts, loi électorale : un système confronté à ses propres limites

Sandra NOUJEIM 

Après la journée de grogne populaire dimanche, place au rapiéçage politique. Face à l’opposition civile énergique contre le vote d’impositions fiscales, jugées abusives pour le citoyen lambda et possiblement dangereuses pour l’économie nationale, les blocs au pouvoir entendent se tirer d’embarras selon ce qui semble être une démarche en deux points. D’une part, le choix a été visiblement fait par toutes les parties, y compris le courant du Futur, de reléguer au second plan le débat autour de l’échelle salariale et des taxes servant à en couvrir le coût, et de ramener au cœur du débat politique l’enjeu de la réforme électorale. D’autre part, il ne semble pas qu’il soit question pour les officiels de revoir certaines impositions controversées déjà approuvées. Ils envisageraient même, au contraire, de « faire passer en catimini les taxations restantes » liées à la nouvelle grille salariale, « probablement dans les prochains mois, lorsque le tollé aura pris fin », prévoit un expert à L’Orient-Le Jour.

Entre-temps, les officiels s’attelleront d’abord – et cela a commencé hier par les points de presse respectifs du ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, et du président de la commission des Finances, Ibrahim Kanaan – à expliquer que les nouvelles impositions ne touchent pas aux intérêts socio-économiques des citoyens au revenu limité, qu’elles visent surtout les grands capitaux, et que des réformes structurelles de l’administration sont prévues dans le cadre du projet de budget.
Le tout présenté sans aucun document explicatif officiel, ni procès-verbal des réunions en commissions ou des débats autour de la grille auxquels il est chroniquement fait référence. Tout se fait pour dissiper les inquiétudes des Libanais par le biais de thèses dont ceux-ci n’ont pas les moyens de vérifier le bien-fondé, devenant de ces choses « incompréhensibles » pour les « petits hommes », et plus promptes à les amadouer.
Mais le plus « dangereux » résiderait surtout dans ce que les responsables ne disent pas.
Il y a d’abord cet « éléphant dans un magasin de porcelaine » dont ils ont décidé d’occulter magistralement la présence, et qui s’appelle le déficit budgétaire, explique à L’OLJ le consultant en stratégie Sami Nader, qui tire la sonnette d’alarme. « Un déficit de 10 % est inacceptable, quel que soit l’angle sous lequel on l’analyse », dit-il. Mais, au lieu de s’attaquer à ce problème en cherchant à « limiter ne serait-ce que 1 % des dépenses courantes de l’État » et les rééquilibrer avec ses dépenses d’investissement, cruciales pour la réduction du déficit, le pouvoir cherche à financer le budget « tel quel » auprès de personnes, physiques ou morales, en passe de devenir insolvables. Sans système d’incitation à l’investissement et face à une politique de taxation comme remède à la crise – « alors qu’en période de crise, les impôts sont le pire choix », souligne M. Nader –, toutes les classes seraient affectées : aussi bien une holding ayant fait le pari de la confiance en ce pays, qu’un jeune Libanais qui tente de monter sa start-up. Ce n’est donc pas un hasard si, pour maquiller l’absence de vision stratégique, le discours officiel a dévié du débat fiscal vers une distinction inutile entre « riches » et « pauvres », en cherchant à rassurer les seconds, quitte à diaboliser les premiers, comme l’a fait Ali Hassan Khalil hier en évoquant une somme d’un milliard de dollars US que les banques auraient proposée au gouvernement dans l’espoir qu’il renonce à imposer des taxes sur les intérêts bancaires.

ADVERTISING

powered by

La partie cachée de l’iceberg
C’est là que pointe le second non-dit dans le discours des responsables, la véritable source du problème ayant conduit au report sine die de la séance législative jeudi dernier : les velléités du gouvernement de taxer les banques signaleraient « la fin de l’équation » qui avait prévalu depuis les années 90 jusqu’en 2009 entre les banques et le pouvoir politique, explique un expert ayant requis l’anonymat. Il rappelle que les banques ont toujours été « la partie immergée de l’iceberg », le rouage caché du système de gouvernance : elles acceptaient de prêter de l’argent à l’État avec des taux d’intérêt ayant atteint le pic de 35 % avant d’être minorés à 12 %. Sauf que ce « deal est aujourd’hui rompu », selon lui. En effet, « les banques sont surchargées par des bons du Trésor qui pèsent sur leur bilan et risquent de nuire à leur classement ; elles sont affectées par le marasme économique, et de surcroît scrutées de près par le département du Trésor américain dans la mise en œuvre des sanctions contre le Hezbollah », explique-t-il. En contrepartie, le gouvernement ne voit dans les banques, notamment depuis l’ingénierie financière de la Banque du Liban, qu’une source de liquidités, ou encore, et cela vaudrait pour le Hezbollah, un outil potentiel de lutte contre les sanctions américaines, donc une partie au combat politique du parti chiite.
L’issue de ce bras de fer entre l’État et les banques ? « Un compromis est en vue entre les deux parties, précisément entre le président de la Chambre Nabih Berry et les banques », confie l’expert, sans plus de détails.

Le forcing pour la proportionnelle
Retour à la partie visible de l’iceberg : la réforme électorale. M. Berry avait veillé samedi dernier, dans le sillage du discours du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, à fixer les priorités en plaçant la loi électorale avant l’échelle salariale, et celle-ci avant le budget. Un réajustement des priorités assorti de menaces à peine voilées. « Il ne reste plus de temps (avant les législatives, NDLR). Le danger guette (…) le pays tout entier », avait fait savoir samedi M. Nasrallah, dont le ministre Gebran Bassil s’est fait l’écho dimanche en déclarant que « le substitut au refus (de la réforme électorale moulée dans son dernier projet, NDLR) serait des choses très mauvaises pour le pays ». Aussi, le ministre Khalil a-t-il valorisé hier « le juste réaménagement des priorités par le président de la Chambre (…), la vie politique ne pouvant se réguler en l’absence d’une entente sur une nouvelle loi électorale. D’aucuns ont toutefois détourné l’attention comme avec une baguette magique de la réforme électorale vers l’échelle salariale ». Et de revenir à la charge : « L’absence d’une entente sur (cette réforme) et sur la tenue des prochaines législatives conduira à une grande crise politique, qui pourrait toucher à la stabilité d’autres institutions. Il n’est pas permis même de méditer le vide et ses retombées. » Comprendre que l’alternative « le vide ou la réforme électorale » qui avait été posée par le président de la République « en guise d’incitation » (une incitation qu’il a répétée indirectement hier à Baabda au Premier ministre au cours de leur entretien) sert de forcing au duopole chiite pour une nouvelle loi électorale, à l’heure où des informations diffusées par les médias proches du 8 Mars prévoient une adhésion par le courant du Futur à la proportionnelle sur base de la circonscription unique.
Pourtant, selon des sources citées par l’agence d’information al-Markaziya, présentes à la réunion dimanche soir au palais Bustros entre le ministre Bassil et des représentants du courant du Futur, du Hezbollah et d’Amal, la détermination du duopole à engager la réforme électorale est « positive », mais n’aboutira que s’il « renonce à la proportionnelle intégrale à laquelle il reste attaché ». Une option qui semble encore loin du député Mohammad Raad, selon qui « sans une entente de principe sur la proportionnelle, le débat sur les circonscriptions, à condition encore qu’elles soient de taille moyenne, ne se fera pas ». « Nous sommes disposés à faire montre de positivité sur les circonscriptions, tant que la proportionnelle est adoptée au préalable. Pourquoi donc tarder ? » s’est interrogé le chef du bloc parlementaire du Hezbollah.
Sachant que le délai de convocation du collège électoral a expiré dimanche dernier, et que le décret relatif émis pour la seconde fois samedi dernier par le ministre Nouhad Machnouk n’a pas été signé par le président de la République, la loi de 1960 est considérée comme enterrée. L’alternative en sera un report technique de trois mois que pourront se charger de réclamer les députés pour éviter le vide législatif (le vide étant inenvisageable au niveau d’une institution présidée par un chiite, selon une source du courant du Futur. Ce sont d’ailleurs des réassurances dans ce sens qu’a exprimées le ministre Nouhad Machnouk à Aïn el-Tiné, hier). Mais rien ne dit si le duopole chiite, lui, n’usera pas de l’absence d’entente sur la proportionnelle pour justifier « une crise du système », ce que craignent des indépendants du 14 Mars. Dans ce contexte, Saad Hariri a reçu dimanche soir à dîner Samir Geagea pour examiner « une feuille de route entre alliés », selon al-Markaziya, tandis que se déroulait hier soir un nouveau round de dialogue Hezbollah-Futur à Aïn el-Tiné.