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  Qaa d’inconscience

Il y a longtemps que le terrorisme ne connaît pas de frontières, qu’elles soient géographiques ou humaines. Il n’a pas davantage connu de frontières à l’intérieur des frontières. Tout au long des quinze années de guerre qui ont écartelé le Liban, toutes les communautés ont été tour à tour atteintes par cette forme suprême de lâcheté dans le crime que sont les attentats à la voiture piégée.

La double et meurtrière agression perpétrée lundi, à quelques heures d’intervalle, contre le village de Qaa n’a pas manqué de donner lieu à un flot de spéculations sur les motivations réelles des suicidaires bardés d’explosifs et de leurs commanditaires. Point n’est besoin cependant de toutes ces obscures théories pour dresser un triple constat : quasiment unique, dans le contexte libanais, est le cas de cette localité de l’extrême nord de la Békaa, située à un jet de pierre de la fantomatique frontière syrienne ; tragiquement insuffisant, en dépit des alertes passées, s’avère le dispositif de sécurité qui lui est affecté ; last but not least, le calvaire de Qaa illustre les choix douloureux entre deux maux auxquels peuvent se trouver confrontées les populations isolées du fait des retombées du conflit de Syrie.

Peuplé en majorité de chrétiens grecs-catholiques, Qaa a souvent connu des heures sombres durant la guerre du Liban : l’épisode le plus terrible étant la froide exécution en 1978, dans le plus pur style SS, d’une trentaine de jeunes gens par l’armée régulière syrienne. À la suite de ce terrifiant massacre, plus de la moitié de ses habitants avaient quitté le village, phénomène qui n’a d’ailleurs pas épargné de nombreuses autres localités chrétiennes de la Békaa. Le village n’a jamais eu droit aux programmes de reconstruction et de développement plus ou moins heureusement conduits par les gouvernements de l’après-guerre, et ses habitants ne sont même pas en mesure d’exploiter rentablement leurs terrains agricoles jouxtant la frontière syrienne et dont une bonne partie a été arbitrairement intégrée au territoire syrien. C’est un peu là, en somme, un remake syrien des célébrissimes fermes de Chébaa que s’est appropriées Israël.

Avec Ras-Baalbek et malgré ses modestes ressources, Qaa est le symbole d’une certaine présence chrétienne dans les coins les plus reculés de la Békaa. Mieux encore, cette localité, qui abrite un quartier musulman, illustre le fait, relevé par d’éminents statisticiens et anthropologues*, qu’au Liban, et sauf de rares exceptions, les chrétiens sont seuls à coexister dans les mêmes lieux avec l’une ou l’autre des communautés islamiques, lesquelles, en effet, n’agissent pas de même entre elles. À ces divers titres, et surtout en ces temps de tensions sectaires, Qaa méritait bien, dès lors, une protection rapprochée plus effective, plus visible, plus dissuasive que celle assurée sur un de ses versants par l’armée et sur l’autre par le Hezbollah.

C’est apparemment sans mal que non moins de huit kamikazes, dont une femme, ont pu s’infiltrer dans la localité, alors que des attentats étaient à craindre, comme l’a reconnu le ministre de l’Intérieur. Que les terroristes venaient de Syrie et non des camps de réfugiés avoisinants, comme l’affirme le même ministre, ne suffit guère, de même, à expliquer les failles du dispositif mis en place ; et comme d’habitude hélas, ce n’est qu’après coup(s) que l’on s’est soucié de ratisser les camps avoisinants, où plus d’une centaine de réfugiés en situation irrégulière ont été interpellés…

Le plus grave est l’option que les habitants de Qaa, où l’on a vu même les femmes en colère arborer des fusils, se voient imposer par une cruelle conjoncture. Persécutés naguère par les spadassins de Assad père, ils se retrouvent objectivement, à leur cœur défendant, du même côté de la barricade qu’Assad fils : le Hezbollah, qui ne les a jamais séduits, ne leur laissant en effet d’autre choix. C’est bien là que réside la grande imposture, celle d’une milice qui prétend guerroyer en Syrie à seule fin de mettre le Liban à l’abri du péril terroriste. Cette pâle fiction, c’est Hassan Nasrallah qui la dynamitait lui-même, il y a quelques jours, en tirant gloire de la totale dépendance militaire et financière de la milice envers l’Iran. Lequel n’a visiblement pas pour principal souci la sécurité et le bien-être des Libanais.

On en a déjà la preuve par cinq (c’est le nombre des attentats terroristes survenus depuis 2013, sans parler de ceux avortés dans l’œuf avec l’arrestation de l’ancien ministre Michel Samaha) : c’est la queue du dragon qu’avec la plus grande inconscience, l’on s’en est allé tirer en Syrie.

Issa GORAIEB