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Qaa : l’équilibre de la terreur rompu ?

La situation

Sandra NOUJEIM |

Huit kamikazes ont perpétré deux séries intermittentes d’attentats hier, à l’aube puis en fin de soirée, dans la localité peu peuplée de Qaa, dans la Békaa-Nord, limitrophe du Qalamoun syrien et ceinturée par l’armée.

La première série, qualifiée « d’accidentelle », et provoquant un cortège politico-militaire dans le village, a été suivie quelques heures plus tard par quatre attentats simultanés dirigés contre le village.
Celui-ci ne serait pourtant pas, à première vue, la cible directe des terroristes. Et cette manifestation de violence hier, avec un nombre de victimes relativement limité, heureusement, serait à lire au-delà des tensions aux frontières avec la Syrie : elle accompagnerait en effet une évolution des rapports de force en Syrie, entre les factions fondamentalistes et le Hezbollah.
Selon des sources sécuritaires concordantes, ce n’est pas la population civile de Qaa qui aurait été prise pour cible la première fois, ni même l’armée, comme l’affirmaient les premières analyses sauvages suivant l’attentat diurne. Une source proche de l’enquête avait ainsi restreint sa lecture de la première série d’opérations à deux hypothèses : une cible présumée à l’intérieur du village, « non loin du lieu » où les terroristes avaient été débusqués par les habitants; l’autre hypothèse est que les kamikazes entendaient se rendre à l’extérieur du village, vers le Hermel ou Baalbeck, pour y perpétrer leur attentat, et attendaient probablement l’arrivée d’un véhicule pour les transporter. C’est la seconde qui aurait été retenue par l’enquête. L’on retiendra en outre d’une source militaire que les quatre kamikazes, « tous syriens », ne faisaient « pas partie » de la population de déplacés établis dans les Macharii al-Qaa.
Des sources informées relèvent en effet que le village majoritairement chrétien, en grande partie sympathisant des Forces libanaises, serait en relative homogénéité politique avec la population de déplacés abrités dans les vastes terrains environnants des projets du Qaa (les macharii) : une partie des déplacés avaient fui les combats de Qousseir, d’autres avaient déserté l’armée syrienne – ce qui avait conduit des soldats du régime à faire une brève incursion dans le village, en mars 2012, au cours d’affrontements violents avec des déserteurs de l’Armée syrienne libre.
Qaa dans son ensemble est actuellement ceinturé par l’armée du nord à l’est – la troupe y a notamment établi de nouveaux postes en mars 2015, ce qui lui a permis de repousser quelques mois plus tard, en coordination avec Hezbollah, des jihadistes de l’État islamique. La surveillance extérieure de l’armée est relayée à l’intérieur du village par une autosécurité proclamée des habitants.

Aucun incident notoire n’a été rapporté depuis au niveau de cette localité. Il reste que l’infiltration de terroristes en provenance du Qalamoun syrien ne peut être entièrement circonscrite, et que le frayage de couloirs clandestins reste difficile à contrôler.
Mais s’il est un lien entre les terroristes infiltrés et les déplacés basés dans les macharii, il serait à chercher seulement dans l’existence (naturelle) d’informateurs parmi les seconds, selon la lecture de sources informées des plans sécuritaires dans la région. La localité de Qaa serait donc une passerelle géographique, un rempart qu’empruntent certains terroristes pour atteindre des cibles plus importantes (en termes de densité démographique et d’enjeux politiques), comme le seraient les villes-bastions du Hezbollah dans la Békaa. « Il me semble que le premier attentat se soit produit par erreur à Qaa », relève à L’OLJ l’analyste politique et consultant Sami Nader, qui y voit néanmoins « un mauvais augure ». Si l’attentat a démontré une chose, c’est que « le terrain libanais est désormais plus que jamais ouvert sur le conflit syrien ». Les attentats qui avaient visé la banlieue sud et d’autres fiefs du Hezbollah dans la Békaa avaient conduit à instaurer un « équilibre de la terreur », parrainé tacitement par des acteurs régionaux, entre le Hezbollah et les fondamentalistes syriens. Un réajustement par le parti chiite de ses cibles militaires en Syrie (limitation des cibles civiles dans les rangs de l’opposition…), en contrepartie de l’interruption des attentats au Liban.
La résurgence des attentats-suicide hier, après une période d’accalmie, marquerait donc « une rupture de cet équilibre ». Une rupture provoquée par le resserrement de la confrontation en Syrie : alors que les pourparlers politiques sont suspendus, se déploie la bataille stratégique de la reprise d’Alep, où le Hezbollah entend « rester », pour y mener un combat « vital contre la Turquie et l’Arabie saoudite, et défendre le reste de la Syrie, l’Irak, le Liban et la Jordanie », selon les termes du secrétaire général du parti chiite, Hassan Nasrallah, dans son discours vendredi dernier, à trois jours des attentats de Qaa.
Considéré comme « le fer de lance » de la bataille d’Alep, le Hezbollah est « la seule force sur le terrain » à laquelle se confrontent directement les rebelles, contrairement à la Russie, explique Sami Nader. S’il y a une chance de briser le rouage qui protège le régime syrien, c’est en visant directement le Hezbollah, et précisément dans « son talon d’Achille : ses bastions résidentiels au Liban », ajoute-t-il. La « vulnérabilité » du Liban fait que l’attaque du Hezbollah sur le terrain libanais est « le moyen le moins difficile », pour les rebelles, « d’arrêter la machine de guerre » – surtout que l’État islamique vient de subir un double coup en Irak (la libération de Fallouja par les forces irakiennes, il y a deux jours) et en Jordanie (la fermeture par Amman il y a une semaine de ses frontières avec l’Irak et la Syrie, après l’attentat contre un poste de l’armée au nord-est du pays et revendiqué il y a deux jours par l’État islamique).
C’est ainsi une « nouvelle équation », celle de l’attaque ouverte des groupes fondamentalistes contre le parti chiite sur son propre territoire qui pourrait s’ouvrir au Liban. Certaines informations annoncent déjà des attentats itinérants dans le pays au cours de la période à venir.
Néanmoins, étant donné que le Hezbollah n’est pas disposé à mener une guerre au Liban, il semble qu’il y ait peu de risque que ces attentats dégénèrent en conflit, estime une source informée, laissant entendre, loin de tout alarmisme, que ce nouvel épisode d’insécurité sera une nouvelle fois contenu.
Si une source informée se montre sceptique quant à l’aptitude de l’armée à contenir seule la situation – preuve en serait la seconde série d’attentats survenue quelques heures après la première, il y a un fait à retenir des incidents d’hier : « Le recul géographique, de la banlieue sud vers Qaa, des cibles choisies par les terroristes », comme le relève à L’OLJ le général à la retraite Élias Hanna. Ce qui indiquerait une certaine restriction de l’action terroriste, même si la « marge d’erreur est inévitable ».
La seconde série d’attentats ayant visé en fin de soirée Qaa signalerait, à la lumière de ces données, que le village pourrait, par défaut, servir désormais d’abcès de fixation aux groupes terroristes, une manière pour eux de marquer leur présence sur le territoire libanais et de déstabiliser le pays, tout en restant pour l’instant retranchés dans « l’arrière-pays ».