Site icon IMLebanon

La réconciliation Frangié-Geagea : une dimension morale et une convergence d’intérêts

Décryptage

Selon toute probabilité, la grande réconciliation entre le chef des Marada Sleiman Frangié et celui des Forces libanaises Samir Geagea devrait avoir lieu prochainement et elle devrait forcément avoir un grand impact sur la scène chrétienne. Cette grande blessure chrétienne causée par l’assassinat de Tony Sleiman Frangié, père de l’actuel chef des Marada, de sa femme et de sa fille, par un commando des Forces libanaises le 13 juin 1978 serait donc sur le point de se cicatriser pour le bien des deux camps, mais aussi de l’ensemble du pays. En effet, pour la plupart des Libanais, il est temps de panser définitivement les blessures causées par les déchirements internes de la guerre civile, au lieu de continuer à vivre dans le déni, pendant qu’à chaque nouvelle crise, les anciens réflexes rejaillissent.

Une source proche des Marada rappelle à cet égard que, depuis longtemps, le chef de ce courant, l’ancien ministre Sleiman Frangié, avait décidé de tourner la page et de se diriger vers une réconciliation avec ceux qui ont effectué ou appuyé la tuerie du 13 juin 1978. Il avait ainsi commencé par se réconcilier avec les Kataëb, en particulier avec le président Amine Gemayel et son fils Sami, avant de recevoir récemment le fils de Bachir Gemayel, Nadim. Pour la vérité historique, il faut préciser qu’en 1978, il n’y avait pas encore de Forces libanaises officielles, et c’est quelque part sous le couvert du parti Kataëb que la tuerie a eu lieu, sachant que le chef actuel des Forces libanaises faisait partie du commando. Certains témoignages disent même qu’il le dirigeait, même s’il avait été blessé à l’entrée du domicile des Frangié et transporté immédiatement à l’hôpital. Aujourd’hui, il est inutile de revenir sur le détail des faits, des ouvrages ont été écrits sur le sujet, et les deux parties ont visiblement choisi de surmonter cette épreuve pour ouvrir une nouvelle page dans leurs relations.

(Lire aussi : Bécharré et Zghorta ont déjà tourné depuis 1978 la page du passé, selon Roy Issa el-Khoury)

La source des Marada rappelle aussi que Sleiman Frangié avait même fait un pas en direction du chef des Forces libanaises, lorsque ce dernier est sorti de prison le 26 juillet 2005. Il était déjà à l’aéroport pour prendre un peu de repos hors du Liban lorsque Sleiman Frangié a cherché à le joindre au téléphone, dans un signe de bonne volonté. Samir Geagea n’avait pas pris la communication ce jour-là, mais il y a eu d’autres rencontres entre les deux hommes dans le cadre des réunions du dialogue national, à Baabda et Aïn el-Tiné. De plus, au cours des derniers mois, de nombreuses réunions préparatoires ont eu lieu entre des représentants des deux camps qui vont aboutir à la rencontre de réconciliation annoncée par les deux camps pour les prochaines semaines, après la formation du gouvernement.

Mais au-delà de la portée morale de cette rencontre qui devrait permettre de tourner une des pages les plus sanglantes et tristes de l’histoire contemporaine des chrétiens, des considérations politiques dictent aussi cette démarche.

Les Marada et les Forces libanaises se partagent en effet en grande partie l’allégeance politique des habitants des cazas chrétiens du Liban-Nord, et la lutte d’influence qu’ils se livrent depuis des années est épuisante pour les deux formations. Surtout face à l’arrivée d’un nouveau venu, le Courant patriotique libre, qui a réussi à se rallier le camp des Moawad à Zghorta, tout en cherchant à se rapprocher de William Gebran Tok à Bécharré, sans parler des relations nouées avec le PSNS. Après les dernières élections législatives qui ont permis au chef du CPL d’obtenir un bon score et de faire des percées dans des régions jusque-là réservées aux Marada et aux Forces libanaises, ces deux formations ont donc jugé le moment opportun pour se rapprocher dans le cadre d’un projet commun destiné à couper la voie à l’expansion du CPL et de Gebran Bassil en particulier dans la région.

(Lire aussi : Une rencontre « à tout moment » entre Geagea et Frangié)

Tout comme le chef des Forces libanaises avait réagi à la fin de 2015 en se rapprochant du CPL et du général Aoun lorsque Saad Hariri avait décidé d’appuyer la candidature de Sleiman Frangié à la présidence, il a cette fois décidé de « consommer » le rapprochement déjà amorcé avec M. Frangié pour couper la voie à une possible candidature de Gebran Bassil à la présidence de la République prévue en 2022. Sleiman Frangié, qui avait déclaré au moment de l’accord de Meerab (janvier 2016) que cette entente était dirigée contre lui et sa candidature à la présidentielle, rend donc d’une certaine façon le coup qui lui a été porté. Mais, en même temps, il concrétise une démarche de réconciliation qu’il avait lui-même initiée depuis longtemps, pour ne pas laisser à son héritier politique, son fils Tony devenu député, des rancunes et des plaies encore béantes. De plus, les Marada, qui sont plus ou moins concentrés dans le Nord, souhaiteraient s’étendre sur l’ensemble du territoire libanais et ils pensent pouvoir bénéficier pour cela de l’extension des Forces libanaises pour faire barrage au CPL et à son chef, considéré comme le principal rival. Pour les Marada, Samir Geagea n’est pas un véritable concurrent, car les deux camps ont des visions stratégiques opposées. C’est pourquoi chacun d’eux est favorisé par un contexte donné qui est à l’opposé de l’autre.

C’est aussi la même logique qui dicte la démarche du chef des Forces libanaises qui, d’une part, cherche à isoler le CPL et son chef, mais en même temps voit dans le rapprochement avec Frangié, dont les connexions syriennes et l’alliance avec le Hezbollah ne font aucun doute, une sorte de garantie au cas où les développements régionaux n’iraient pas dans le sens qu’il souhaite.

À ce stade-là, on peut dire qu’en plus de la dimension morale de cette réconciliation, il y a aussi une convergence d’intérêts entre les deux parties.