IMLebanon

Carapaces

Roland Barthes avait imaginé et dessiné sa scénographie de l’attente. Attente amoureuse, certes, mais forcément universelle : attente professionnelle, sociale, culturelle, métaphysique, politique… Il disait que faire attendre est la prérogative constante de tout pouvoir, que ce n’était finalement que le « passe-temps millénaire de l’humanité ».
Ici, le sémiologue aurait été servi : les Libanais, à quelques rares exceptions près (1943, 2005…), n’auront fait qu’attendre, spectateurs empaillés de leur propre (non-)évolution. Attendre le flux et reflux des axes. Attendre les États-Unis. La Russie. La France. L’Union européenne. L’Arabie saoudite. L’Iran. Le Qatar. La Syrie. Israël. Attendre la fin d’une négociation, le début d’une autre, les fluctuations d’une troisième. Attendre une présidentielle dans tel ou tel pays. Un coup d’État. Un virement. Attendre la fin d’une guerre. Le début d’une autre. La résurrection d’un printemps. Attendre.
Ce n’est pas que l’on soit particulièrement un peuple d’assistés, d’éternels aquoibonistes. Nous ne sommes pas plus (ou moins) méditerranéens que d’autres. Chats échaudés, pourtant, craignent les eaux froides, même tièdes : affolés par le pourrissement organique de la grande majorité de cette classe politique qu’ils ont pourtant élue et qu’ils rééliront très probablement (si prochain scrutin il y a…), les Libanais ont assimilé et validé leur propre échec. Le fatalisme a parfois du bon : l’attente est devenue sport national, presque machine à sous.
Attendre : ne jamais agir, réagir, juste, parfois. Attendre l’implosion du gouvernement. Attendre que rompe l’hyperélastique patience de Tammam Salam. Attendre l’explosion en commissions mixtes. Attendre la bombe du renouvellement des mandats des généraux. Attendre l’effritement naturel du dialogue. Attendre la fin des milices. Attendre de voir n’importe quel être humain à part Nabih Berry occuper le perchoir. Attendre que les députés s’autoprorogent de nouveau, cette fois à vie. Attendre que les parlementaires du 8 Mars daignent assurer le quorum pour une élection présidentielle. Attendre le nom de l’éventuel nouveau locataire du palais de Baabda. Attendre de voir s’il sera assassiné ou pas. Attendre que l’État commence ses chimiothérapies. Attendre un budget. Attendre une augmentation de salaire. Attendre une politique de la ville, des régions. Attendre que le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur devienne une priorité. Attendre la naissance d’un ministère des Droits de la femme. Attendre que les ministères de la Culture et de la Jeunesse et des Sports ne soient plus traités en lépreux. Attendre un miracle.
Les miracles existent, pourtant. Il paraît que patience et longueur de temps font plus que force ni que rage, et que tout vient à point à qui sait attendre : la semaine dernière, malgré des prises de bec homériques et un degré quasi-zéro de solidarité, le Conseil des ministres a réussi à prendre une décision. Et pas n’importe laquelle : il a décrété une journée nationale des tortues de mer. Le 5 mai.
Nous sommes une grande nation.