IMLebanon

Hier, la journée des « clarifications » qui n’en étaient pas

Après le tollé provoqué par le décret de naturalisation signé récemment par trois grands responsables, hier était la journée de la défense et des contre-attaques, sans pour autant que les noms des nouveaux naturalisés ne soient divulgués de manière officielle et sans que les craintes ne soient dissipées autre que par les déclarations « rassurantes » du ministre de l’Intérieur sortant Nouhad Machnouk. Un brouillard de plus en plus épais, en somme, entoure cette affaire, ce qui a fait dire au député des Forces libanaises Fadi Saad dans un tweet que « ce décret de naturalisation nécessite lui-même d’être naturalisé, étant donné qu’il ne semble avoir ni père ni mère et est renié par tous ». Et le ministre Michel Pharaon qui demande « que cette affaire soit traitée avant qu’elle n’altère la réputation du pays ». Le sera-t-elle ?

Le ballet des réunions pour tenter de dissiper le scandale causé par l’affaire du décret de naturalisation était incessant hier. D’une part, le ministre Machnouk a reçu le général Abbas Ibrahim, directeur de la Sûreté générale, chargé par le président de la République Michel Aoun d’effectuer une enquête a posteriori sur les noms. M. Machnouk s’est lui-même rendu l’après-midi au palais de Baabda pour discuter de l’affaire avec M. Aoun, assurant à sa sortie que les noms cités dans le décret ne posent aucun problème de sécurité, même si l’enquête de la SG se poursuit. Le Premier ministre Saad Hariri et le ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil, sont eux aussi montés au créneau pour défendre le décret.

Rappelons que ce décret, qui n’est pas publié dans le Journal officiel, serait passé de manière très discrète, n’étaient-ce les révélations faites par le député Nadim Gemayel dès mercredi dernier sur son compte Twitter, ainsi que les noms qu’il y avait publiés (et qui ont abondamment circulé sur les réseaux sociaux) de proches du régime syrien inclus dans la liste des nouveaux naturalisés. Ce décret est signé par le président de la République, le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur. Il s’agit d’une prérogative accordée au président, mais qui s’est transformée en une affaire qui secoue l’opinion publique du fait des noms controversés d’une part, du secret entourant cette affaire d’autre part, et de l’injustice qui continue de frapper les Libanaises mariées à des étrangers et interdites de transmettre leur nationalité à leur famille. À noter qu’autant M. Hariri que MM. Machnouk et Bassil ont évoqué ce droit des femmes et des projets de loi discutés au Parlement ou en préparation à ce niveau, sans pour autant rien de concret.

Le Premier ministre Saad Hariri a donc ardemment défendu le principe du décret, regrettant la campagne dont il fait l’objet. Lors d’un point de presse à l’issue d’une réunion tripartite avec le président Aoun et le chef du Parlement Nabih Berry à Baabda, il a balayé toutes les accusations provoquées par l’annonce de ce décret. « Que ceux qui s’y opposent et lancent des accusations de corruption présentent un recours en justice », a-t-il martelé. « Mais personne ne peut nier au président de la République le droit d’accorder la nationalité, a-t-il poursuivi. Il y a des personnes qui ne me plaisent pas sur cette liste, et d’autres que j’ai voulu voir naturalisées. Et s’il y a des remarques sur la transparence, nous allons en profiter pour nous améliorer. » Interrogé sur le rôle de la SG, il a assuré que « le général Ibrahim se rendra lui-même compte du travail précis effectué par le ministère de l’Intérieur ».

Des enquêtes déjà effectuées, selon Machnouk

Le ministère de l’Intérieur, pour sa part, n’a pas publié les noms des nouveaux naturalisés ni remis une copie du décret aux forces politiques qui l’ont demandée (il aurait, selon les informations de l’agence al-Markaziya, référé l’affaire au département des contentieux du ministère de la Justice, afin que celui-ci tranche sur l’identité de la partie habilitée à remettre ce décret à ceux qui le demandent). M. Machnouk a cependant apporté des « clarifications » lors de sa conférence de presse tenue à Baabda, à l’issue de sa réunion avec le président Aoun.

Le ministre a ainsi expliqué que « la vérification des noms figurant dans ce décret a eu lieu auprès de trois appareils sécuritaires principaux, Interpol, les autorités judiciaires libanaises et le service de renseignements des FSI, qui ont fourni des rapports détaillés sur chacun des noms ». « Malgré cela, j’ai reçu aujourd’hui le général Ibrahim qui procédera à une vérification de plus, a-t-il poursuivi. Par conséquent, il n’y a plus aucun prétexte pour parler de soupçons d’ordre sécuritaire autour de ces personnes. » Il a ajouté que des noms avaient précédemment été inclus dans des textes de décrets et supprimés en raison de soupçons qui pesaient sur eux.

S’insurgeant contre « les rumeurs qui ont atteint de nombreuses personnes », M. Machnouk a affirmé que « les présidents de la République et du Conseil ne renonceront à ce décret que sur base de données très précises, et non d’insultes infondées ». Il a assuré que le décret concerne deux catégories de personnes : celles qui méritent d’être naturalisées et celles qui seront « très utiles pour le pays ».

En réponse à des questions, M. Machnouk a précisé qu’il ne lui revenait pas de considérer si le décret est « gelé » ou pas, mais que son application sera « retardée » en attendant la nouvelle enquête. Il a également affirmé que le décret sera publié « dans quelques jours, après la nouvelle vérification concernant les noms ». À une question sur le nombre exact des naturalisés et s’il est vrai que la plupart sont syriens et palestiniens, il s’est contenté de répondre que « l’équilibre confessionnel est assuré, voire penche du côté chrétien ».

Bassil exige une publication des noms

La journée d’hier a été marquée notamment par une intervention virulente du ministre sortant des Affaires étrangères, Gebran Bassil, président du Courant patriotique libre (fondé par le président Aoun), qui a d’emblée qualifié la campagne contre le décret de « dirigée contre le président de la République », estimant que la naturalisation était « individuelle ». « Toute naturalisation collective qui ressemble à l’implantation est inacceptable et toute naturalisation individuelle accordée à quelqu’un qui la mérite doit être faite et est souhaitée », a-t-il affirmé. « Mais cette campagne ne couvrira pas le crime et le silence de certains sur la tentative de naturaliser un million et demi de Syriens, a ajouté M. Bassil. Il est certain que le palais présidentiel et le ministère des Affaires étrangères ne sont pas concernés par une quelconque affaire suspecte. La nationalité n’est pas un objet de marchandage. »

Malgré ces propos virulents, il est frappant de constater que le ministre Bassil s’est joint hier à ceux qui demandent la publication des noms concernés par le décret et exigent qu’une enquête soit ouverte pour savoir si de l’argent a été payé en échange de la nationalité.

Quels critères adoptés ?

Entre-temps, les partis qui s’opposent à ce décret affûtent leurs armes. Les demandes officielles pour l’obtention d’une copie du décret ont été présentées officiellement par le Parti socialiste progressiste, le parti Kataëb et les Forces libanaises. Aujourd’hui devront se réunir, au siège du parti Kataëb à Saïfi, les avocats des trois partis, pour discuter de l’affaire.

Le député Fayçal Sayegh, du groupe parlementaire du Rassemblement démocratique, assure à L’Orient-Le Jour que « la copie du décret devrait nous être remise incessamment ». Interrogé sur le recours, M. Sayegh a affirmé que son parti « se dirige vers la présentation d’un tel recours, et cela est possible ».

Une délégation du parti Kataëb formée des députés Nadim Gemayel et Élias Hankache a également été reçue par le ministre Machnouk. M. Gemayel a déclaré à sa sortie « ne pas être contre les naturalisations, mais être préoccupé par les critères adoptés dans le cadre de ce décret ». Il a demandé une nouvelle fois des clarifications des présidences de la République et du Conseil.

Enfin, le député Georges Okaïss, du groupe parlementaire des FL, a annoncé hier qu’il allait suggérer un projet de loi pour soumettre l’octroi de la nationalité à l’approbation d’une majorité gouvernementale.