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La naturalisation des déplacés syriens : de la « démagogie » facilitée par l’absence de plan national

 

Sandra NOUJEIM

Le camp du ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil, relayé par le Hezbollah, met en garde depuis samedi contre une intention internationale de naturaliser les déplacés syriens. Lors d’une conférence de presse à son domicile à Batroun, quelques heures après le départ de Beyrouth du secrétaire général de l’Onu, M. Bassil a jugé suspect que ce dernier ait omis de mentionner au cours de sa visite le « retour sûr des déplacés », et qu’il lui ait substitué l’expression du « retour des déplacés s’ils le souhaitent ». Or, « le Liban avait déployé de grands efforts, lors de la réunion du Groupe d’appui international pour la Syrie, pour rayer la mention du retour volontaire des déplacés et la remplacer par le retour sûr », a expliqué M. Bassil. En insérant les termes « s’ils le souhaitent », M. Ban serait revenu implicitement à l’expression « du retour volontaire », toujours selon le ministre.

Notons que « le retour volontaire » est tributaire de la volonté individuelle des déplacés, alors que le « retour sûr » fait suite à une décision officielle de l’État de reconduire les déplacés vers leur pays ou vers des zones frontalières sécurisées. Dans ce contexte, la récente visite de M. Ban « n’est qu’un simple détail par rapport à la manière globale viciée de la société internationale de traiter avec le Liban du dossier des déplacés syriens. Et cela, en dépit des erreurs de protocole ou de forme ayant pu marquer cette visite », a souligné M. Bassil, en référence à son absence à l’accueil du secrétaire général de l’Onu à l’aéroport et son refus de se réunir avec lui.

« Une allégation inventée de toutes pièces »
Ces propos ont provoqué la réponse immédiate sur Twitter du député Ammar Houry. « La naturalisation des Syriens ne se pose sous aucune forme, sachant que le Premier ministre Tammam Salam a été on ne peut plus clair sur ce point en assurant qu’aucune formule de naturalisation n’a été évoquée (avec ses interlocuteurs internationaux) », a relevé M. Houry dans un tweet. Selon lui, « le ministre Bassil a tenté d’inventer un scénario qui n’existe pas, et dont il n’a pas les preuves, afin de nuire une nouvelle fois aux relations internationales du Liban (…) et de couvrir (ses manquements protocolaires) », a-t-il conclu.

Se chargeant de lui répondre, le ministre Élias Bou Saab s’est demandé « pourquoi M. Houry s’est senti concerné par les propos du ministre des Affaires étrangères sur les parties qui profiteraient de la naturalisation, sachant que M. Bassil n’a nommé personne ». M. Bassil avait fait allusion à « une connivence de parties internes favorables à la naturalisation ». Et M. Bou Saab d’ajouter : « Ce que nous avons pu fournir en aides humanitaires dépasse ce que (Ammar Houry) a pu faire, mais je crains que notre souci pour le Liban soit plus important que le sien, et c’est sans doute cela qui l’a provoqué. » M. Houry ne manquera pas de relever, dans un tweet, que la réponse du ministre de l’Éducation « n’a pas exclus le fait que la fable de la naturalisation des Syriens au Liban est une stricte invention du ministre des Affaires étrangères (…) ».

D’autres protagonistes ont concédé à M. Bassil le risque d’une naturalisation, mais seulement pour démontrer l’incohérence de son discours avec ses démarches politiques.

L’ancien chef de l’État Michel Sleiman a fait remarquer dans un tweet que « l’élection d’un président est le moyen le plus efficace de faire face à la naturalisation, le serment prêté à la Constitution étant la garantie et le bouclier de protection les plus sûrs face aux dangers ». Pour sa part, le ministre Boutros Harb s’est dit « étonné de la légèreté avec laquelle M. Bassil s’est comporté avec M. Ban, sachant que ce dernier est le numéro un des acteurs diplomatiques internationaux (…). Et si l’on présume que M. Ban a une approche que nous contestons, cela devrait être une raison de plus d’en débattre avec lui et de transmettre la vision du Liban ».

Pour Ziad el-Sayegh, « une polémique absurde »
Mais c’est justement cette vision qui manque drastiquement à l’État. Il faut savoir en effet que l’État libanais « n’a ni les moyens de superviser un retour sûr des déplacés, ni même d’accompagner leur retour volontaire », relève Ziad el-Sayegh, expert sur la question des réfugiés, à L’Orient-Le Jour. Autrement dit, « même si l’opportunité d’un retour des déplacés se présentait aujourd’hui, le Liban ne serait pas prêt à les renvoyer chez eux », souligne-t-il. De nombreuses failles entraveraient ce retour, à commencer par l’absence de statistiques uniformes sur le nombre de déplacés au Liban (le Haut-Commissariat des Nations unies, le ministère des Affaires sociales, la Sûreté générale ainsi que les municipalités détiennent des listes différentes). Cette absence de données conformes serait due, selon M. el-Sayegh, à l’absence d’une « autorité étatique de référence à laquelle serait confiée exclusivement la gestion du dossier, y compris les aides internationales… sachant que même la Grande-Bretagne s’est dotée d’un ministère pour les Déplacés ! ».

En outre, M. Sayegh met le doigt sur un autre manquement dont pâtit l’État aujourd’hui : l’abstention à établir des camps formels pour les déplacés syriens. Un camp formel est « le seul endroit où la présence des déplacés peut être contrôlée, aussi bien sur le plan socio-économique que sur le plan sécuritaire », explique-t-il. À défaut de camps formels, le pays compte aujourd’hui « 3 000 à 4 000 camps sauvages, non contrôlés, abritant chacun au minimum 150 déplacés ». Cela sans compter que de nombreux déplacés se sont intégrés au tissu libanais, ce qui rend quasi impossible aussi bien leur décompte que la distinction entre « la communauté des travailleurs syriens et celle des déplacés ». Cet état des lieux pourrait conduire à penser à « l’intégration sociétale progressive des déplacés et leur intégration légale », souligne-t-il.

C’est donc à tort que l’établissement de camps formels pour les Syriens avait été combattu. « La phobie des camps palestiniens » fut-elle légitime, n’a pas lieu d’être : contrairement aux Palestiniens, les Syriens ont un pays, explique-t-il en substance, en ajoutant que les risques sécuritaires dans des camps formels sont quasi nuls. « Ceux-ci sont contrôlés par l’État et les Nations unies, et parrainés par la communauté internationale. Leur établissement obéit à des critères, relatifs notamment au site choisi : un camp à Ersal n’aurait pas été envisageable, par exemple », explique-t-il. Raviver aujourd’hui « l’épouvantail de la naturalisation », selon les termes du ministre Waël Bou Faour dimanche, relèverait de « la démagogie », convient M. el-Sayegh.

« On ne peut pas s’insurger contre la naturalisation, alors que se prépare en Syrie le terrain du retour des déplacés, et que, de surcroît, le Liban n’a rien pour accompagner ce retour : ni statistiques, ni autorité centrale, ni politique unifiée. » « La polémique actuelle autour de la naturalisation est une polémique absurde, d’ordre strictement terminologique », souligne-t-il. « Toutes les parties libanaises ont livré le dossier des déplacés à leurs tiraillements politiques internes, alors que c’est un dossier qui doit faire, par excellence, l’objet d’une politique étatique unifiée. Aucune partie internationale ne peut s’opposer à un plan national cohérent, comme l’attestent les exemples de la Turquie et de la Jordanie. Qui plus est, l’Onu et la Ligue arabe sont des partenaires incontournables de la résolution de la crise », conclut-il.