IMLebanon

La sanction d’un échec collectif

En toute liberté

 

« Aucun oiseau n’a le cœur de chanter dans un buisson de questions », écrit René Char. C’est sans doute la raison pour laquelle beaucoup de Libanais, lassés d’être cernés au quotidien par un buisson d’incertitudes, s’en vont. Certes, comme dit Paul Ricœur, le philosophe de référence depuis l’élection d’Emmanuel Macron, « la crise fait partie de l’existence », mais au Liban, ce sont « les institutions qui organisent le lien (qui) sont en crise », c’est « le lieu même de la crédibilité qui est en crise. L’histoire se fait dans notre dos et nous ne savons pas qui la conduit ».
On dirait ces phrases écrites pour nous.
« Il faut réexaminer nos héritages, dit encore Paul Ricœur. Nous découvrons non seulement qu’ils transmettent du sens, mais que dans le passé, il y a eu des promesses non tenues, des ressources de sens qui n’ont pas été effectuées. Le passé n’est pas seulement ce qui a été fait, mais ce qui n’a pas été fait. »
« Quand on parle de devoir de mémoire, ajoute-t-il, c’est qu’on met la mémoire au futur, alors que se souvenir, c’est du passé. Cela veut dire : tu continueras de raconter. (…) C’est dire que la mémoire est mise en relation avec le futur. Ce qui m’a été transmis, il faut que je le transmette, et je suis moi-même une sorte de jalon dans la suite des générations. »
Le devoir de mémoire aujourd’hui, c’est d’écrire l’histoire, d’en recueillir autant d’éléments exacts que possible et d’en faire des instructions, ajoute en substance le philosophe. Parce que si nous n’en tirons aucun enseignement pour mieux vivre et pour éviter qu’un malheur ne se reproduise, la mémoire sera stérile et « ce sera du ressassement ».
N’est-ce pas ce que nous faisons à longueur de jours ? Mais à qui d’autre que nous d’accomplir ce devoir de mémoire ? « Écrivez qu’il y a encore des raisons d’espérer, supplient des lecteurs. Que la situation n’est pas aussi mauvaise qu’on le dit. » Mais ce n’est pas à l’heure où la moitié de la famille est déjà au Canada qu’on peut décider de rester. C’est à chacun d’entre nous de s’interroger. Pourquoi est-ce que j’ai décidé de rester ou d’émigrer ? Est-ce que je fais bien de préférer ma sécurité à ma mémoire, un avenir tranquille à mon présent buissonneux ? Certes, ce vivre-ensemble auquel je tourne le dos voyagera avec moi, il fera partie de mon bagage culturel et éthique, mais ne sera-t-il pas implanté dans un milieu qui lui est hostile ? Ne sera-t-il pas légué à des jeunes qui vont le percevoir comme une nostalgie, plutôt que comme un héritage irremplaçable ?
En fait, nous quittons le Liban parce que notre mémoire est en miettes. C’est la sanction d’un échec collectif. Deux négations ne font pas une nation, a jugé à la fin des années 40 Georges Naccache. Ce constat a mis en colère les autorités politiques de son époque et lui a valu quelques semaines de prison. Cette équation dite avec tant d’élégance, il eût fallu plutôt la retenir, et examiner l’intervalle social et politique qu’elle dessinait, pour corriger la trajectoire du pays. Ce que Georges Naccache disait, en positif, c’est que rien n’était fait pour apporter à la nation libanaise les éléments de sa consolidation, de sa pérennité ; que chaque communauté se cantonnait paresseusement dans ses acquis sans songer à fédérer sa mémoire et ses projets, à ceux de la communauté d’en face. Résultat, trente ans après la naissance du Liban, voici non plus seulement deux, mais trois, quatre communautés fractionnées qui entrent dans une guerre civile déclenchée par les conflits d’allégeances à des causes et des puissances externes.
Du coup, l’équation de Georges Naccache se vérifiait. Et la faillite politique se doublait d’une faillite intellectuelle, celle de l’université, espace de débat et de réflexion où le Liban du long terme aurait dû être pensé, puisque le politique était centré sur le court terme et la perpétuation de son existence. C’est d’ailleurs ce que nous continuons de voir. Oui, c’était à l’université de bâtir un pays dont seules les fondations avaient été jetées, et de le protéger contre les forces déclarées qui travaillaient à son éclatement et les failles structurelles qui en minaient l’union.
La promesse non tenue de notre propre passé, c’est celle indéfiniment reculée de créer un État des institutions où le droit est dit et la justice « tranche également des cas semblables » (Ricœur). Et vous voilà saisis, outre cette soif d’appartenance et de repères historiques solides, d’une soif de déchiffrer une réalité encore plus vaste que la nôtre, d’une soif de trouver notre place dans l’ensemble de la communauté humaine, alors même que nos polarisations internes ne concordent pas, certaines allant à l’Occident, d’autres au monde arabe, d’autres encore à la communauté des croyants de l’islam, sans compter les rémanences de vieux rêves anachroniques : d’une grande Syrie ou d’une unité arabe, tantôt sous la bannière de Nasser, tantôt sous celle d’un parti idéologique.
Et nous voilà confrontés au problème insoluble de trouver le « lieu » géométrique d’un tel ensemble asymétrique et disparate, alors même qu’une histoire sanglante planétaire s’écrit sous nos yeux, faite d’attentats gratuits et de massacres d’innocents.
Cent ans après la naissance du Grand Liban, nous devrions être plus sensibles aux dispositions d’esprit propres à chaque communauté, à l’histoire qui nous est commune comme aux histoires qui nous sont propres, et que nous aurions « mises en commun ». Et le plus souvent, cet échec est confronté à une condamnation du passé, comme si ces mémoires étaient irréconciliables et que la seule solution, c’est de les radier de nos esprits et de construire une identité nationale sur de nouveaux socles culturels et idéologiques. C’est matière à débat, et personne ne saurait être juge de ceux qui déclarent forfait.
À ceux qui restent, une lucidité sans faille est exigée. Plutôt que de faire nos valises, faisons notre devoir. À qui d’autre imputer cette responsabilité immense à laquelle nous avons manqué ?