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Le scandale de Roumieh cristallise les crispations identitaires

 

Michel HAJJI GEORGIOU 

Le tollé se poursuit après la diffusion sur les réseaux sociaux et les médias d’images d’agents des Forces de sécurité intérieure (FSI) passant à tabac des prisonniers islamistes à Roumieh, enregistrées il y a deux mois par l’un des tortionnaires à l’aide de son téléphone portable.
Tollé à juste titre d’ailleurs, dans la mesure où les images rappellent celles d’Abou Ghraib en Irak ou des prisons du régime Assad en Syrie. Dans ce cadre, et indépendamment de toute interprétation politico-communautaire du fait, le citoyen, envisagé hors de toute pulsion identitaire ou sectaire, ne peut que frémir d’effroi face à des images aussi cruelles, qui représentent une preuve flagrante d’inhumanité.
L’affaire en soi est donc révoltante, et a rappelé le temps peu glorieux de la tutelle syrienne, où opposants jeunes et moins jeunes subissaient les mêmes sévices et autres traitements dégradants dans les centres des services de renseignements de l’appareil sécuritaire libano-syrien. Les images de la honte montrent bel et bien qu’une certaine mentalité sécuritaire assadienne sclérosée continue de prévaloir au sein de l’appareil sécuritaire libanais, dix ans après le retrait militaire syrien du Liban et alors que le régime Assad donne de sérieux signes d’essoufflement.
Il faudra reconnaître aux ministres concernés, Nouhad Machnouk et Achraf Rifi, le mérite de ne pas avoir tenté de minimiser l’ampleur du scandale, quand bien même la justice parlait hier d’un « incident isolé ». Les deux ministres ont pris leurs responsabilités, accusant certes le coup, mais prenant également les devants pour déterminer les responsabilités et sanctionner les coupables. C’est ainsi que le ministre de l’Intérieur s’est dépêché d’aller lui-même mener l’enquête sur les lieux avec les prisonniers, puis de tenir une conférence de presse avant de se rendre au Sérail pour assister à une réunion à ce sujet avec le Premier ministre Tammam Salam, en présence notamment d’Achraf Rifi et des différents responsables sécuritaires. L’occasion pour MM. Machnouk et Rifi d’accorder aussi leurs violons, après les tentatives des milieux du 8 Mars d’exploiter à leur avantage la concurrence que se livrent les deux hommes au niveau du courant du Futur, en imputant à l’ancien patron des FSI la responsabilité d’avoir lui-même ourdi un complot contre le ministre de l’Intérieur…

Un « Deraa libanais » ?
Car, comme d’habitude, l’affaire a très rapidement pris des proportions politiques, rajoutant au malaise politico-confessionnel qui prévaut dans le pays. Choquée, à juste titre, par le traitement réservé aux prisonniers islamistes, une partie de la rue sunnite a réagi en prenant la rue d’assaut. Certains ont même été jusqu’à réclamer la démission du ministre de l’Intérieur. Cette rue n’a pas nécessairement réagi par sympathie pour les courants radicaux, mais mue par un sentiment d’indignation, de révolte et de colère. L’affaire vient en effet s’ajouter à une longue suite d’incidents plus ou moins graves, prouvant de manière flagrante qu’il existe un déséquilibre notoire dans la manière avec laquelle « sunnites », toutes appartenances confondues, et chiites – du Hezbollah – sont traités au regard de la loi. Le sentiment d’oppression sunnite, amplifié par la répression menée par Bachar el-Assad et le parti chiite libanais contre le peuple syrien depuis 2011, n’a cesse de grandir. De plus, des assassinats de cheikhs sunnites (l’affaire Abdel Wahed) ont eu lieu sans que l’État ne puisse rétablir l’autorité de la justice, d’autres complots prévoyant de liquider des personnalités politiques et des dignitaires religieux (chrétiens) ont été déjoués, mais le grand manitou du complot – Michel Samaha, pour le compte de Damas – a été considérablement chouchouté par le Tribunal militaire.
Tout cela pousse un député à dire que « l’affaire prend l’ampleur d’un Deraa libanais ». En d’autres termes, qu’elle contribue à radicaliser encore plus – jusqu’au point de la révolte – la rue sunnite, dans la mesure où elle a pour effet de décrédibiliser les pôles modérés du courant du Futur, en donnant d’eux, dans une certaine perspective, l’image « d’agents de légitimation » d’un système d’oppression au service du pouvoir de fait du Hezbollah au Liban.

 

(Eclairage : Torture des islamistes à Roumieh : la partie visible de l’iceberg)

 

« Cherchez l’alliance des minorités »
C’est à ce niveau qu’une multitude de questions, pour l’instant sans réponses, se posent. La bande vidéo a été filmée il y a deux mois. Pourquoi a-t-elle été rendue publique maintenant, en plein mois de ramadan ? Y a-t-il un timing politique derrière cette révélation ? Si les images ont été filmées par des agents des FSI, comment se sont-elles retrouvées dans le domaine public ? S’agit-il d’une bévue monumentale de la part de quelques policiers, ou l’affaire cache-t-elle une autre dimension ?
Dans les milieux proches du ministre de la Justice, Achraf Rifi, il n’y a pas de doute qu’à ce niveau, l’affaire est louche. Ces milieux estiment qu’au-delà de la dérive des agents des FSI, il existe une volonté de torpiller la modération sunnite et l’image des FSI, à travers des méthodes qui appartiennent à la culture du régime syrien. D’autant, ajoutent ces sources, que ce genre d’affaires intervient à l’heure où toutes les communautés libanaises sont extrêmement sensibles. La vidéo permettrait dans ce cadre d’exciter les sentiments communautaires à foison, et de pousser les sunnites à se radicaliser, ce que le tandem Damas-Téhéran n’a cessé de faire dans la région depuis plusieurs années, soulignent ces sources. Plus ce monstre radical gagne en puissance, plus l’axe Hezbollah-Assad est en mesure de trouver un terrain favorable à la diffusion de son message subliminal à l’adresse des minorités apeurées : « Il faut nous rejoindre au sein de l’alliance des minorités, seul gage de protection contre la Méduse enturbannée. » En fait, souligne cette source, dans la pratique, la récente tuerie de Qalb Lozé et la vidéo de Roumieh ont les mêmes conséquences… et les mêmes bénéficiaires.
Des sources bien informées, qui ont suivi hier les premiers résultats de l’enquête menée par le ministre de l’Intérieur, sont plus affirmatives encore. Ces sources n’attaquent pas le problème sous l’angle de « à qui profite le crime ? » pour tenter d’analyser ce qui s’est produit. Il y a eu manipulation dans toute cette affaire, commanditée par les milieux proches de Damas et du Hezbollah. Ces sources évoquent ainsi le nom d’un général des FSI, apparenté à un ancien ministre proche de Damas et à un responsable sécuritaire du parti chiite, qui serait, selon elles, étroitement mêlé à toute cette histoire.
Si bien que le dialogue entre le courant du Futur et le Hezbollah, dont le treizième round est prévu le 1er juillet, fait désormais figure d’œuvre d’art digne du courant parnassien. « De l’art pour l’art », affirment certains au sein du 14 Mars, à l’heure où le parti chiite poursuit son équipée en Syrie sans aucune considération pour ses partenaires libanais, et sert plus que jamais de colonne vertébrale au Courant patriotique libre dans son blocage aussi bien de la présidentielle que du gouvernement. Hier, le ministre de la Santé, Waël Bou Faour, s’est une nouvelle fois rendu à Aïn el-Tiné pour discuter avec le président de la Chambre, Nabih Berry, des mesures à entreprendre pour débloquer l’impasse au niveau du gouvernement.