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Polémique Aoun-Berry : les bénéfices du Hezbollah

Sandra NOUJEIM |

L’épisode de la démission du Premier ministre Saad Hariri et son vent de « solidarité nationale » ont cédé la place, en cette fin d’année, à une véritable crise de pouvoir. C’est du moins ainsi que se présente la polémique entre le président de la République et le président de la Chambre : une dispute entre deux pôles du pouvoir, portant non pas sur le respect ou non de Taëf, mais sur son instrumentalisation en faveur de l’une ou l’autre de ces deux présidences.

Les étapes de la crise sont en effet jalonnées de violations de Taëf, aussi bien par Michel Aoun que par Nabih Berry. À l’origine, le décret accordant une année d’ancienneté aux officiers de la promotion de 1994 – qui, notons-le, ne nécessite pas un accord en Conseil des ministres – qui a été préparé par le ministre concerné, en l’occurrence le ministre de la Défense, en vue d’être signé par le président de la République et le Premier ministre (si l’on exclut la problématique de la compétence du ministre des Finances en la matière).
Cette étape est doublement viciée.

D’abord, la question de l’avancement de la promotion de 1994 avait déjà fait l’objet d’une proposition de loi déférée aux commissions parlementaires, faute d’avoir été votée en séance plénière. Plutôt que d’épuiser la voie législative, le chef de l’État a pris l’initiative de la court-circuiter : s’appuyant sur un ministre qui relève de son camp, il a voulu faire passer un décret en sa faveur.

Ensuite, le chef de l’État a violé la procédure prévue par la Constitution (de Taëf et d’avant-Taëf), comme le souligne une source judiciaire : il a pris l’initiative du décret, alors que c’est au ministre compétent de le faire. Il s’est, de surcroît, hâté de le signer, alors que sa signature est en principe requise en dernier. Il a donc usé d’un droit que la Constitution ne lui accorde pas, en violant aussi bien les compétences du ou des ministre(s) concerné(s) que celle du Premier ministre.

Omettant ce détail, le Premier ministre Saad Hariri a signé le décret, avant de « se rattraper » aussitôt en demandant au secrétaire général du Conseil des ministres de surseoir à la publication du décret (une procédure qui, elle aussi, pose la question de sa légalité).

En contrepartie, et même si la compétence du ministre des Finances en la matière est avérée, l’usage qu’il fait de son contreseing présumé est abusif. Lorsqu’un ministre ne souhaite pas apposer sa signature sur un décret, il a la possibilité de démissionner (ce qui explique les propos, à lire toutefois sous l’ange d’un chantage politique, sur une possible démission des ministres chiites). Il peut en outre se voir contraint à la démission par un vote aux deux tiers des ministres. La dernière option qui s’impose de facto, non de jure, est que le ministre range le décret dans ses tiroirs.

Le problème est que le ministre des Finances fait usage de cette dernière option pour asseoir un droit de veto durable, c’est-à-dire l’institutionnaliser au nom des droits de la communauté chiite (comprendre du Hezbollah et d’Amal). C’est dans cet esprit d’ailleurs que le chef du Parlement défend l’idée (infondée) que le portefeuille des Finances doit revenir aux chiites en vertu de Taëf. Le tiers de blocage réclamé depuis 2009 par le tandem chiite est complété ainsi par l’appartenance chiite du ministre des Finances.

La querelle en cours fait en somme intervenir un président maronite qui, au lieu de se poser en gardien de la Constitution, s’aventure à exercer son pouvoir comme s’il avait été élu au suffrage universel. Et un président de la Chambre qui s’ingère directement dans l’exécutif, en dénaturant la notion de pacte national au nom d’une représentation chiite accaparée par le Hezbollah et Amal. « Outrepasser la signature du ministre des Finances consacre une atteinte à la communauté chiite que nous n’accepterons pas », a déclaré hier le vice-président du Conseil chiite supérieur, le cheikh Ali Khatib.
Cette querelle n’est pas sans compromettre les assises traditionnelles du pouvoir, à savoir l’équilibre instauré par Taëf entre les trois présidences.

Cela est facilité par l’absence d’une opposition structurée au pouvoir et d’un discours alternatif au discours du régime, comme aurait pu l’être le discours souverainiste.
Si Aoun et Berry ont chacun, pour des raisons propres, intérêt à revoir Taëf, Saad Hariri, lui, est le garant attitré de ce texte. Mais la querelle Aoun-Berry a paru neutraliser son rôle aussi bien au niveau institutionnel qu’au niveau politique. S’il est sorti avant-hier de son silence en appelant à remettre le problème dans son contexte, M. Hariri n’a pas une seule fois fait mention de l’impératif de sauvegarder Taëf. Pourtant, d’un point de vue politique, le Premier ministre est bien en mesure de retourner la situation à son avantage. En effet, si la polémique a enflé pour des raisons liées à l’équilibre des pouvoirs, elle n’est pas étrangère aux prochaines alliances électorales. La solidité des rapports Aoun-Hariri, deux pôles qui semblent monopoliser désormais l’alliance sunnito-chrétienne, n’est pas sans inquiéter le tandem chiite. Si cette alliance est confirmée aux prochaines législatives, elle se verrait contrainte de se satisfaire d’alliances électorales par défaut. D’autant que le leader du Parti socialiste progressiste se verrait lui aussi dans l’obligation de se rallier aux deux parties chrétienne et sunnite dans ses fiefs. La dispute Berry-Aoun serait dans ce sens un bras de fer autour de Saad Hariri. Mais plutôt que d’avantager ce dernier en le hissant au rôle de médiateur, elle semble l’affaiblir. Concéder à Saad Hariri d’arbitrer un conflit chiito-chrétien (au sein du 8 Mars) est inconciliable avec le pragmatisme du Hezbollah. Il est en revanche plus plausible de voir ce dernier s’arroger ce rôle d’arbitre au moment où l’escalade aura atteint son paroxysme.

Pour un observateur politique, la polémique Aoun-Berry inaugure la phase de « l’après-Taëf », à l’avantage des chiites, de la même manière que la médiation éventuelle du Hezbollah viendra lui donner l’ultime consécration d’arbitre de la nouvelle phase : il ne sera plus le parti le plus fort qui s’impose par les armes, mais, paradoxe à part, le gardien de la marche des institutions et du rééquilibrage communautaire.
Selon des sources concordantes, cette médiation devrait mûrir dès mardi prochain.
Entre-temps, le ton de la polémique est resté le même.

Le seul fait à signaler est que le chef de l’État a signé hier le décret de promotion des officiers des Forces de sécurité intérieure, de la Sûreté générale, de la Sécurité de l’État et des Douanes, après sa signature par les ministres compétents et le Premier ministre. Selon des sources ministérielles citées par notre correspondante Hoda Chédid, le chef de l’État l’a fait pour éviter que l’abstention par le ministre des Finances de signer, la veille, le décret de promotion des officiers de l’armée n’affecte l’avancement des officiers des autres services de sécurité. Pour ce qui est du décret d’avancement des officiers de l’armée, le ministre de la Défense aurait pris, en vertu d’une compétence que lui accorde la loi sur la défense, une décision accordant à ces officiers un droit acquis à l’avancement. Le délai de signature du décret en question (fixé au 1er janvier) s’en trouverait ainsi prolongé.