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La carte d’identité biométrique : un marché entouré de flou

 

 

Jeanine JALKH 

L’adoption du projet de la carte d’identité biométrique en Conseil des ministres par le biais d’un contrat de gré à gré a émoussé hier les débats au Parlement, après avoir provoqué un premier tollé, dimanche soir, au sein du gouvernement.
La contestation exprimée par les ministres des Forces libanaises, du Hezbollah et d’Amal notamment a été relayée hier au Parlement par les représentants de ces mêmes formations qui ont dénoncé tour à tour l’inutilité de cette carte, son coût exorbitant, le manque de transparence de la transaction et surtout la crainte des délais nécessaires pour sa mise en œuvre à temps, soit avant mai 2018, date prévue à l’origine pour la tenue des législatives.
Le chef du Parlement lui-même, Nabih Berry, avait critiqué lundi le principe de ce contrat de gré à gré d’une valeur de quarante millions de dollars conclu avec une société dont le choix aurait été laissé à la discrétion du ministère de l’Intérieur.
Le chef du législatif avait émis des doutes sur la faisabilité d’un tel projet dans un laps de temps considéré relativement court. Un député du même bloc, Yassine Jaber, s’était pour sa part interrogé sur la justification d’un coût aussi élevé, d’autant que cette réforme n’est pas sûre d’aboutir. Hier, le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, a relayé ce point de vue en affirmant qu’« une large partie de l’opinion publique a des doutes sur la possibilité que les cartes biométriques soient prêtes avant les prochaines législatives ». « Face à cette incertitude, il vaudrait mieux attendre les élections de 2022 pour cela », a-t-il dit.
C’est la même logique que défendent des experts électoraux qui ont du mal à comprendre le lien effectué entre les nouvelles cartes d’identité et la tenue du prochain scrutin, sachant notamment que les cartes d’identité magnétisées (émises par la même société) ou même le passeport peuvent faire l’affaire, quitte à procéder à l’avenir à l’émission des cartes biométriques, « devenues incontournables si l’on veut être à jour en matière de progression technologique mais pas indispensables pour les législatives », comme le souligne Ali Mrad, membre du conseil d’administration de la LADE (Association libanaise pour la démocratie des élections).
« Au lieu de concentrer les efforts et les énergies à la production d’une carte d’identité un peu plus sophistiquée, le ministère n’aurait-il pas mieux fait de plancher sur la formation du personnel chargé de l’opération électorale et sur la campagne de sensibilisation des citoyens à la nouvelle loi ? » s’interroge M. Mrad.
Les observateurs électoraux conviennent d’ailleurs que les arguments avancés en Conseil des ministres pour défendre ce projet « ne tiennent pas la route ». Tout d’abord, l’argument que les nouvelles cartes faciliteront le vote sur le lieu de résidence du citoyen, un objectif facilement atteint « par un simple enregistrement préalable effectué par l’électeur du lieu de vote souhaité, une procédure qui peut être mise en place deux mois à l’avance », précise le directeur exécutif de la LADE, Omar Kaboul.
L’adoption de cette nouvelle carte servirait par ailleurs à « minimiser » les risques de fraude, arguent également les défenseurs du projet, à leur tête le courant du Futur. « Le risque du double vote que cette carte est présumée endiguer est quasi inexistant depuis des années », note Saïd Sanadiki, conseiller pour le centre européen d’appui aux élections. « La véritable fraude est à rechercher avant le scrutin, c’est-à-dire durant la campagne électorale où sont exercées des pressions de tous genres, et ensuite durant le décompte des voix. On n’a plus fait état de double vote depuis plus d’une décennie », dit-il.
De leur côté, les FL et les Kataëb dénoncent non seulement « les motifs infondés » pour justifier cette transaction, mais surtout « l’absence de transparence » qui entache ce nouveau marché.
Lundi, le député Samy Gemayel a parlé de « scandale » et de « blague », se demandant si l’impression de ces cartes allait être également adjugée à une société sans appel d’offres. Il est rejoint hier par M. Geagea qui a réitéré sont attachement aux mécanismes institutionnels et au recours systématique et inconditionnel à la Direction des adjudications (DDA). Pour rappel, la DDA est saisie de moins de 3 % des marchés publics dont une grande partie est allouée par le biais de contrats de gré à gré, ou par la mise en œuvre du mécanisme frauduleux du fractionnement des dépenses.
Parmi les arguments avancés pour justifier le fait que le gouvernement s’est soustrait une fois de plus au contrôle de la DDA, le fait que la procédure d’un appel d’offres prendrait deux à trois mois, un délai que le ministère de l’Intérieur considère long. « Force est de constater que pour un marché bien plus compliqué que les cartes biométriques, à savoir celui des navires-centrales, le gouvernement a imposé un délai maximal de 21 jours pour finaliser la procédure de l’appel d’offres. Ce qui prouve une fois de plus que les marchés sont conclus à la juste mesure des uns et des autres », confie à L’OLJ un ancien commis de l’État.
Entre-temps, les interrogations fusent sur les raisons de l’insistance du ministère de l’Intérieur pour faire avaliser un contrat avec une société qui, certes, traite avec ce département depuis 1997 pour l’émission des cartes d’identité magnétisées, mais dont les expériences passées en termes de coût ne sont pas toujours rassurantes. En 2014, l’ancien ministre de l’Intérieur, Marwan Charbel, avait réussi à négocier un renouvellement de contrat avec Sagem en obtenant une réduction de plus d’un million de dollars. L’attention est actuellement rivée sur la société qui sera chargée d’imprimer les nouvelles cartes. Dans les coulisses, le nom de la société Incript, appartenant à Hicham Itani, qui a déjà raflé les contrats des passeports biométriques, des permis de conduire, des plaques d’immatriculation, pour ne citer que ces quelques exemples, circule.
L’autre argument avancé pour justifier cette fois-ci le contrat de gré à gré, prévu par la loi de la compatibilité mais dans des cas exceptionnels, est le fait que la société Sagem possède déjà toute la base de données nécessaires. Or, poursuit une source proche des Kataëb, ces informations relatives au statut personnel des citoyens « sont la propriété de l’État et non d’une société privée. Par conséquent, rien ne justifie qu’elle ait remporté ce contrat dans les conditions que l’on connaît ».